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Pourquoi parler ici d'escrime espagnole? L'escrime de Gérard Thibault est une escrime s'inspirant fortement de la verdadera destreza.

Parlons avant tout de terminologie.

L'escrime espagnole regroupe en fait deux entités bien distinctes :

                 - Une escrime dite commune, issue de la tradition séculaire des armes, avec quelques typicités locales.

            - Une escrime théorisée au XVIe siècle, la verdadera destreza, en rupture avec la précédente. Les théoriciens de la verdadera destreza insisteront d'ailleurs sur ce point. Gérard Thibault ne fait pas exception à la règle et opposera son escrime à l'escrime vulgaire.

L'article d'Alberto Bomprezzi et de Marc Gener permet de bien visualiser la distinction. Voir également, le Livre des Leçons, de Pedro de Heredia, qui décrit, pour le tout début XVIIe, une escrime considérée comme commune.

 

Nous parlerons ici de la verdadera destreza, que l'on peut traduire par vraie dextérité, ou vraie compétence.

La première mention de ce type d'escrime - il s'agit bien d'un édifice entier bien caractérisé - nous a été faite par Jeronimo Sanchez de Carranza (1539-1600). Carranza aurait achevé la conceptualisation de son escrime à l'âge de trente ans, en 1569. Mais c'est en 1582, à Sanlucar de Barrameda, qu'est publié son ouvrage intitulé : De la Filosofia de las Armas y de su Destreza y la Aggression y Defensa Cristiana. Une belle étude sur Carranza et sur son escrime ici : http://oa.upm.es/22014/1/FRANCISCO_SAUCEDO_MORALES.pdf

C'est à Sanlucar de Barrameda que Gérard Thibault fera son séjour en Espagne.

Cet édifice fut complété et largement développé par une autre figure majeure de la destreza : Luis Pacheco de Narvaez (1570-1640). Celui-ci d'ailleurs, ne réfutant pas la paternité de la destreza à Carranza, resitue dans une lettre au Duc de Cea, datée du 4 mai 1618, la destreza dans une filiation martiale.

 Au fil des ses ouvrages, Pacheco de Narvaez s'est éloigné de l'escrime de Carranza sur certains points techniques. Deux courants sont alors individualisables : l'escrime carrancista et l'escrime pachequista.

 

Quelques auteurs ont ensuite écrits sur la destreza. Une bibliographie indicative ici. Un répertoire complet de la bibliographie à été réalisée par Manuel Valle Ortiz, Nueva bibliografía de la antígua esgrima y destreza de las armas. Santiago de Compostela, coll AGEA Contemporânea, AGEA/Edizer, 2012. A noter que Gérard Thibault est le seul auteur non espagnol a avoir décrit une escrime espagnole dans un traité d'arme.

Mais cette escrime ne fut pas largement diffusée. Il s'agit d'un système complexe qui se voulait d'emblée élitiste car présenté comme nécessitant de solides notions mathématiques et géométriques. Tout le monde ne pouvait donc y avoir accès. D'autre part, les maîtres de la verdadera destreza n'ont pas essaimé sur tout le territoire. La plupart de ces maîtres n'avait pas de grandes écoles puisqu'ils avaient d'autres fonctions professionnelles, les autres réservaient leurs enseignements à une élite choisie.

Elle était donc réservée à une certaine classe d'hidalgos cultivés.

Cette complexité apparente même a desservi la verdadera destreza, car mal comprise. Des articles de Maestro Martinez reviennent sur cette mécompréhension et même ce discrédit : article 1, article 2, article 3.

A noter toutefois qu'en raison de l'étendue de l'empire colonial espagnol, on retrouve des écoles d'escrime de ce type au Mexique, au Pérou, en Équateur et aux Philippines. Ce dernier point est d'importance : existerait-il comme certains le suggèrent un lien entre le kali (art martial philippin) et la verdadera destreza? Ici, un article traitant de ce sujet  : http://www.thearma.org/essays/influence.htm#.WgP4EnaDOM8

 

Cependant, à la fin du XVIe siècle, ce type d'escrime était connue et reconnue dans l'Europe entière, comme le montre ce passage de George Silver.

 

Qu'est ce que la verdadera destreza ?

 

La verdadera destreza est un système de combat à l'épée qui se veut rationnel, car basé sur les connaissances mathématiques et géométriques statiques et dynamiques, et universel, car applicable à tout type d'armes : épée de côté, rapière, couteau (on pensera au Manuel del baratero), lance...

Une présentation tardive (1681) de Alvarro de la Guerra, ici.

 

Cette escrime se distingue par plusieurs points :

            - c'est une escrime de duel. L'escrimeur se tient face à un autre escrimeur semblable tenant la même arme : le "contraire" - on retrouve cette même terminologie chez Gérard Thibault (Pacheco de Narvaez traitera cependant de combats entre escrimeurs tenant des armes de longueur différente)

            - Un point fondamental  : la mise en sécurité de l'escrimeur, appelé Diestro. Toute action ne se conçoit qu'en sécurité totale, en totale adéquation avec l'étymologie du mot escrime : ital. schermo : écran.

            - Pour cela, il faut contrôler la ligne reliant les deux escrimeurs et de facto les positions des pointes des épées.

            - Pour cela, il y a une recherche systématique d'une angulation par rapport à l'adversaire. Créer un angle dans une distance précise permet de se protéger et d'obtenir une possibilité d'attaque. L'édifice entier aura donc pour but de se mettre dans cette situation, à la fois défensive et offensive et de cette conception du combat découle la théorisation précise de la garde typique qui comme le cercle tout aussi typique est avant tout pédagogique, des mouvements de jambes, circulaires ou latéraux et non pas linéaires, du contact de la lame de l'adversaire avec sa propre lame afin de la "sentir" et de permettre une réaction à la proprioception et non plus à la vue, des distances d'engagement et de technique...

La finalité d'une confrontation armée étant la mise hors de combat de l'adversaire mais pas forcément sa mort ; il existe, en verdadera destreza, le moviemento de conclusion, le mouvement de conclusion. Il s'agit en fait d'un désarmement de l'adversaire.

 

Autre point distinctif que nous avons évoqué : le cercle. Gérard Thibault nous parle lui même d'un cercle mystérieux. Il n'y a là pourtant aucun mystère. Il s'agit d'un moyen pédagogique permettant de visualiser les distances et les angles. Le diamètre du cercle, proportionnel à la taille des escrimeurs et à la longueur de leurs armes, définit la distance d'engagement du combat. En dehors, pas de combat, en dedans, engagement. Sur la circonférence, rien ne se passe, si ce n'est que le cercle se déplace avec l'escrimeur quand il se déplace. Lors d'un combat "réel" le cercle n'est pas tracé au sol, l'escrimeur évoluera comme le violoncelliste trouve ses notes sur un manche non fretté...

Chaque auteur a "son cercle" pédagogique.  Quelques considérations sur le cercle : un article de Daniel Willens et un article de HL John James MacCrimmon.

 

Cette escrime espagnole nous est accessible en français par l'excellent ouvrage de Sébastien Romagnan : Destreza - Manuel d'escrime, SR, 2013. On y lit toute la complexité théorique de la destreza. On y lit les explications mathématisées, nécessaire préalable à la pratique, et nous entrons dans la pratique. Celle-ci nous est enseignée également par un ensemble de préceptes théoriques et non pas par des séquences de combat.

Nous verrons que Gérard Thibault nous fait comprendre cette théorie par l'expérience. Pragmatique Gérard Thibault.

Un autre aspect important de la verdadera destreza est son aspect spirituel. L'intitulé des deux premiers chapitres de l'étude de Peregrine Dace citée ans le chapitre L'homme et sa pensée  résume en quelques mots l'orientation spirituelle : chercher Dieu, chercher le Monde.

 

Autant de points opposants escrime espagnole et la plus pratiquée à l'époque des escrimes européennes : l'escrime italienne. Et nombre d'auteurs traitant de la verdadera destreza ont insisté sur ces différences. Le 33e tableau du livre I de Gérard Thibault propose par exemple la confrontation directe avec l'escrime de Salvatore Fabri.

 

A partir du XVIIIe siècle, les armes ont évolué, la verdadera destreza commença à tomber en désuétude, au profit de l'escrime française.

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